Biographie Paris, carrefour des grands courants culturels, doué d'une puissante force de propulsion de son génie créateur, devient à la fin du XIXe siècle capitale internationale des Arts. L'hégémonie de la langue et de la culture française y attirent un nombre croissant d'étrangers, parmi lesquels une majorité d'écrivains et d'artistes. D'implantation ancienne, la colonie russe, qui a compté Tourguéniev et Gogol, s'agrandit à la faveur de l'Alliance franco-russe (1897) et des premiers échanges culturels. Les jeunes peintres de Saint Pétersbourg et de Moscou, rebutés par l'enseignement conventionnel de leurs académies, apprécient ateliers et maîtres parisiens, ainsi que cette totale liberté de création qui règne en France. « Vivre à Paris est une volupté » écrit le peintre Lévitan en 1889. Tous découvrent avec profit l'art contemporain grâce aux confrontations offertes par les salons et les galeries. L'Impressionnisme, alors triomphant, leur enseigne une technique neuve, une palette colorée, une interprétation originale de la lumière, au service d'un plein-airisme favorable à l'expression de leur lyrisme slave. Quelques années plus tard ils renouvelleront leur vision à travers les courants nés au début du XXe siècle : Fauvisme, Cubisme, puis Surréalisme, auxquels ils donneront des prolongements personnels, l'atmosphère parisienne agissant comme un ferment exaltant en chacun sa propre individualité. Les succès remportés à Paris par l'Opéra Russe dès 1909 et par les Ballets de Diaghilev, qui prend notre capitale pour port d'attache à partir de 1911, puis le déferlement de l'émigration postrévolutionnaire, contribuent à faire de notre Cité une nouvelle capitale de l'art russe moderne. Ainsi, un compte rendu du Salon des Indépendants remarque qu' « un bon quart est composé d'étrangers. Ce sont les Slaves qui donnent le ton... Ils prédominent et prennent d'année en année un caractère de personnalité plus marqué... Il y a tout à parier qu'ils rendront à notre art des services analogues à ceux qu'ils ont reçus de nous » (« Le Temps», 1929). Tel est le contexte où s'est épanoui le tempérament artistique du peintre russe Constantin Pavlovitch Kousnetzoff. Originaire des bords de la Volga, né aux environs de Nijni-Novgorod en 1863, il demeurera profondément russe malgré son amour de la France où il vivra près d'une quarantaine d'années. Une enfance campagnarde, heureuse et libre, développe en lui très tôt le goût de l'indépendance et l'amour de la nature. Sa mère, très pieuse, l'incite au repliement intérieur, favorise ses tendances contemplatives. Dès lors se forment les traits essentiels qui marqueront dans l'avenir son oeuvre d'artiste. Aux études universitaires il préfère la lecture, la musique (il improvise admirablement au piano), le dessin, la chasse et la pêche... Sa jeunesse se passe en une longue quête de sa vocation; comme son concitoyen Gorky, il semble tourmenté par « le besoin de combler ce quelque chose d'inemployé qui restait en souffrance au fond de lui-même ». Il entreprend de longs voyages. A Saratoff, premier centre artistique provincial, il fréquente pendant deux ans une académie privée de peinture, noue des relations parmi les peintres (les futurs symbolistes de « La Rose Bleue »), les amateurs et les collectionneurs chez lesquels il découvre l'Ecole de Barbizon (Coll. Bogoliouboff). A Moscou, au cours de fréquents séjours, il assiste chez des particuliers à la création de plusieurs opéras russes, et peut jouir d'importantes collections de peinture française contemporaine en cours de constitution. Parcourant l'Europe, il s'émerveille à Londres devant Turner; à Florence devant Botticelli, Uccello, Vinci... En Italie, tout l'enchante et il songe à y demeurer. Enfin Paris le retient; il entre à l'atelier Cormon (1896-1897), mais rebuté par la sécheresse de l'enseignement, il le quitte et retourne en Russie, désillusionné. Alors qu'il entre déjà dans sa maturité, il est incité par sa jeune épouse Alexandra A. Samodourova - peintre elle aussi, fort éprise de modernité - à. tenter une nouvelle expérience : ensemble ils vont prendre le grand départ pour Paris en 1900; ils compteront parmi les premiers artistes russes établis définitivement en France. Vocation tardive, Constantin Kousnetzoff, habité par une force créatrice restée longtemps inemployée, s'adonne assidûment au travail. A son arrivée, il fréquente durant quelques mois l'atelier Humbert. Mais il étudie principalement sur le motif : modèle vivant en intérieur ou en plein-air, et paysage. Il visite musées, salons, galeries privées, et regarde beaucoup Monet qui devient son seul maître. Les rares contacts qu'il entretient avec les milieux artistiques de son temps s'établissent dans le cadre des Salons où il exposera régulièrement dès 1902 : d'abord à la Société Nationale des Beaux-Arts, puis à partir de 1903 au Salon d'Automne dont il deviendra sociétaire, de 1905 aux Indépendants, etc... Il jouit de la vie parisienne, se plaît à assister aux concerts, opéras et ballets, ainsi qu'aux spectacles du théâtre russe sur lequel règnent les Pitoëff. Il s'intéresse également à la vie littéraire, et accorde son soutien à de jeunes auteurs tel Paul Fort. Cependant, il prend ses distances avec le monde, fréquente peu la société russe, et pas du tout les milieux cosmopolites des cafés. Solitaire, il se retire durant un quart de siècle en un vaste atelier de Montparnasse, comme en un désert à l'écoute de la voix intérieure qui le conduira vers sa vision. Dans cet isolement, nul égocentrisme; l'artiste demeure sensible à la souffrance des hommes, attentif aux événements politiques et sociaux, à la Grande Guerre, à la révolution russe, dont il s'informe quotidiennement; il apporte son aide aux prisonniers. L'écho de ses angoisses se répercutera d'ailleurs, indirectement, non dans les thèmes, mais dans l'éclairage de certains tableaux. L'oeuvre de Constantin Kousnetzoff, exécuté généralement à l'huile sur toile avec une prédilection pour les grands formats, se répartit en plusieurs genres : grandes compositions à personnages (d'inspiration symboliste), portrait, paysage. Plus rarement, l'auteur se tourne vers l'art sacré (scènes de l'Ancien Testament), le décor théâtral (« Pelléas et Mélisande »), l'illustration de livres (« Viy » de Gogol). La nature-morte ne l'inspire pas. Au fil des années le peintre se voue totalement au paysage, brossé rapidement en plein air puis achevé en atelier; parfois il lave des aquarelles préparatoires, ou fait des études en petit format. Dans la première partie de sa carrière, il s'inspire du paysage marin ou campagnard de Bretagne, moins fréquemment de Normandie. Sa vision reflète une conception mystique de la création d'où l'être vivant est absent. L'artiste possède le don d'évoquer l'infini à travers un espace plastique original ; ou captant les vibrations lumineuses, héritage de l'Impressionnisme, d'en faire vivre les formes à sa manière. Insoucieux des modes et des impératifs commerciaux, en possession d'un bel équilibre pictural, Kousnetzoff prend une orientation de plus en plus individualiste, semblant répondre au voeu formulé par Blaise Cendrars : « Nous aurons enfin de la peinture, de la peinture personnelle, de la peinture à tempérament, et non plus de la peinture théorique, collective, anonyme. » A partir de 1920 le paysagiste se lance, à travers son oeuvre parisienne, dans son aventure la plus singulière. Il va poursuivre, durant les quinze dernières années de sa carrière, dans ses évocations de la ville, l'édification d'un monde fabuleux qui n'appartient qu'à lui seul. Doué d'un sentiment animiste de l'univers, d'une imagination fougueuse, d'un rare don de transposition, il insuffle à chacune de ses créations une vie originale. Les rives de Seine et leurs architectures se font tremplin de l'imaginaire; elles se parent de multiples splendeurs sous un pinceau de poète ébloui par la proue de la Cité, l'intemporalité de Notre-Dame, la silhouette orientale de l'ancien Trocadéro, les harmonies grises et roses de la Concorde, l'horizontalité aérienne du pont des Arts... Contrairement aux marines, les paysages urbains sont animés : circulation de charrettes à chevaux, trafic de chalands, grouillement pittoresque de pêcheurs et de clochards. Malgré cette intrusion, aucun caractère anecdotique n'entache la délicatesse du tableau. Sous l'impulsion d'une nécessité intérieure nouvelle apparaissent des tendances plus justement accordées à l'angoisse qui s'insinue dans sa destinée d'exilé. Vers 1924, une évolution de son regard profond entraîne une transformation de l'éclairage appelant à un renouvellement du langage pictural par la modification des agents plastiques, bien qu'aucune démarche ne soit systématique chez lui. Graduellement couleurs, lignes de composition et perspective, densité de la matière vont perdre de leur importance au profit de la lumière qui deviendra le principal élément d'expression du tableau, ordonnant dans la construction les parties hétérogènes de la réalité en un espace plastique homogène. Une autre unité s'élabore, basée sur les contrastes de lumière et d'ombre. De ces modifications en résultent d'autres. La palette perd de sa vivacité et réintègre peu à peu les couleurs interdites par les Impressionnistes (gris, ocres, terres, blancs d'argent), réduit la gamme des tons et adopte souvent des accords binaires. Des recherches poussées jusqu'à la monochromie sur quelques toiles atones (circa 1926-1929) traduisent une impression d'attente inquiète. Cette « monochromie » est plus complexe qu'il n'apparaît à première vue, qu'il s'agisse soit d'un seul ton, soit d'une multiplicité de couleurs habilement juxtaposées offrant le même aspect. L'écriture varie notablement au cours de la carrière de l'artiste, de la « virgule » impressionniste à la longue touche expressive, à la nervosité elliptique des années 20; avant de se fondre en taches posées d'un pinceau d'aquarelliste sur les toiles de la dernière période. Sans rompre avec les apparences, le motif n'est plus aux yeux du peintre qu'un tremplin pour la contemplation. Cette démarche semble inhérente à l'esprit slave, dont l'appréhension du réel diffère profondément de celle des Latins dans ses tendances lyriques à dépasser l'objectivité ainsi que dans sa nostalgie métaphysique. Bien qu'ayant créé l'ensemble de son oeuvre en France, Constantin Paviovitch Kousnetzoff est demeuré profondément russe de tempérament. Epanoui par l'art français dont il associe la sensibilité réaliste à son propre lyrisme slave, il s'oriente ensuite vers un individualisme où il évolue en marge des recherches contemporaines. Dans ses paysages parisiens il s'impose par l'originalité d'une vision dont la puissance s'accorde à une délicatesse raffinée. Musicien dans ses harmonies de tons, poète autant que peintre dans ses transfigurations, cet artiste apparaît enfin comme l'un des grands visionnaires de Paris. MONIQUE VIVIER-BRANTHOMME, Texte extrait d'un mémoire présenté à l'Ecole du Louvre en 1972. |
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